Quand nos ancêtres ont commencé à consommer du lait d'animaux domestiques au début du Néolithique, ils ont déclenché un ensemble d'événements qui ont conduit les populations à devenir tolérantes au lactose. Les preuves archéologiques de consommation de produits laitiers obtenues à partir de l'analyse de résidus organiques contenus sur des céramiques sont très diverses d'une région à l'autre de l'Europe. L'analyse des âges au décès des chèvres et des moutons sur des sites néolithiques suggèrent que la gestion des produits laitiers a débuté en Asie du sud ouest au neuvième millénaire av. JC. Les premiers résidus laitiers identifiés en Anatolie du nord-ouest datent du septième millénaire av. JC. Ils sont associés à de nombreux restes osseux de bovins. Il est clair que la consommation de produits laitiers en Europe a débuté avec l'arrivée des premiers fermiers venus d'Anatolie. Au nord de l'Europe, des études importantes de résidus organiques sur des céramiques et de tartres dentaires ont montré qu'au quatrième millénaire av. JC les populations des îles Britanniques consommaient beaucoup de produits laitiers. De même, au Danemark, le lait est consommé à partir de 4000 av. JC. En Finlande, la consommation des produits laitiers a débuté avec l'arrivée de la culture Cordée au début du troisième millénaire av. JC.

De manière intéressante, les études de paléo-génétique ont montré que tous les individus du début du Néolithique en Europe étaient intolérants au lactose. La tolérance au lactose est devenue importante en Europe seulement à partir de l'Âge du Bronze ou de l'Âge du Fer. Cette évolution de la fréquence de l'allèle correspondant à la tolérance au lactose en Europe indique une forte sélection naturelle qui a favorisé les individus tolérants au lactose. Cette sélection a du commencer dès le début du Néolithique. Aujourd'hui les fréquences de l'allèle correspondant à la tolérance au lactose dans la population Européenne montrent une structure géographique importante avec des fréquences plus élevées dans le nord que dans le sud. Ces variations sont probablement dues à des forces de sélection naturelle différentes d'une région à l'autre de l'Europe. Cependant la tolérance au lactose n'est pas accompagnée au niveau individuel par des différences de consommation de produits laitiers, mais peut être étayée par les conséquences négatives potentielles de la consommation de lait chez chaque individu uniquement dans certains environnements.

Richard Evershed et ses collègues viennent de publier un papier intitulé: Dairying, diseases and the evolution of lactase persistence in Europe. Ils ont analysé la littérature scientifique à la recherche de résidus de graisse de lait identifiés sur des céramiques issus de 366 sites archéologiques d'Europe et d'Asie du sud-ouest. Ils ont ainsi sélectionné 6899 résidus de graisse animale identifiés à partir de l'analyse de 13.181 tessons de céramiques. Ces données sont associées à plus de 1000 dates radiocarbone:

2022_Evershed_Figure1a.jpg, août 2022

La forte densité de résidus organiques identifiés entre 5500 et 5000 av. JC. visible dans la figure ci-dessous, reflète l'importance de l'échantillonnage de cette étude. Les points bleu correspondent aux résidus laitiers et mettent en évidence l'importance de la consommation de produits laitiers pendant le Néolithique:

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La carte ci-dessous met en évidence la diversité de consommation des produits laitiers en Europe à différentes époques à partir du début du Néolithique:

2022_Evershed_Figure2.jpg, août 2022

D'après les études précédentes de paléo-génétique, les variations de la fréquence de l’allèle responsable de la tolérance au lactose en Europe suivent une courbe sigmoïde attendue pour un processus sélectif. Si cette fréquence atteint des niveaux appréciables vers 2000 av. JC, près de 3000 ans après la détection du premier signal de tolérance au lactose en Europe, la date d'origine, le début de la sélection, la première observation et l'atteinte de fréquences appréciables de cet allèle sont tous des "événements" distincts, chacun pouvant être séparé par des milliers d'années:

2022_Evershed_Figure3.jpg, août 2022

Les auteurs ont constaté que les modèles d'utilisation du lait en Europe ne fournissaient pas de meilleure explication (pas de probabilité accrue de données de fréquence allélique observée) que l'hypothèse d'une sélection uniforme dans l'espace et dans le temps, contrairement à certaines affirmations. Ainsi la consommation du lait à elle seule n'explique pas l'évolution de la tolérance au lactose constatée. Les auteurs ont ensuite analysé les données issues de la Biobank du Royaume Uni qui rassemble plus de 500.000 individus âgés entre 37 et 73 ans. Ils se sont ainsi rendu compte que 92% des individus intolérants au lactose consommaient régulièrement du lait de vache. Ce résultat indique que la tolérance au lactose influe très peu sur la consommation de produits laitiers. Ceci est en contradiction avec les hypothèses de sélection des avantages nutritionnels du lait. En accord avec ce résultat, des pays non Européens comme la Chine ont importé ces dernières années de grandes quantités de lait de vache bien que leur population soit très peu tolérante au lactose. Ces résultats remettent en question la croyance largement répandue selon laquelle la sélection contre la non tolérance au lactose était le résultat d'effets néfastes de la consommation de lait chez des individus par ailleurs en bonne santé - par exemple, en provoquant des crampes d'estomac, de la diarrhée et des flatulences. Ainsi le lait a peu ou pas d'effets néfastes sur la santé lorsqu'il est consommé par des adultes intolérants au lactose dans une population contemporaine. Outre les changements alimentaires, un certain nombre d'autres facteurs sont susceptibles d'avoir influencé la fécondité et la mortalité à la suite de l'établissement de communautés Néolithiques en Europe, notamment l'augmentation de la population et de la densité de peuplement, la mobilité accrue, la proximité des animaux, les mauvaises récoltes fréquentes, la famine, l'effondrement de la population et la mauvaise hygiène générale. La plupart de ces facteurs sont susceptibles d'avoir augmenté la fréquence des maladies infectieuses, en particulier les zoonoses. Les auteurs proposent ainsi deux mécanismes susceptibles d'avoir augmenté la tolérance au lactose dans les populations Européennes:

  • Premièrement, les conséquences néfastes sur la santé de la consommation d'aliments riches en lactose par les individus intolérants au lactose se manifesteraient de manière aiguë pendant les famines, conduisant à une sélection élevée mais épisodique favorisant la tolérance au lactose. En effet, la diarrhée induite par le lactose peut passer d'un état gênant à un état mortel chez les personnes souffrant de malnutrition sévère. Les produits laitiers à haute teneur en lactose (non fermentés) sont plus susceptibles d'être consommés lorsque les autres sources alimentaires ont été épuisées. C'est ce que les auteurs appellent le «mécanisme de crise», qui prédit que les pressions de sélection auraient été plus importantes pendant les périodes d'instabilité de subsistance.
  • Un deuxième mécanisme concerne les charges pathogènes accrues - en particulier les zoonoses - associées à l'agriculture et à l'augmentation de la densité et de la mobilité de la population. La mortalité due à l'exposition aux agents pathogènes auraient été amplifiées par les effets sur la santé autrement mineurs de la non tolérance au lactose, chez les personnes consommant du lait - en particulier la diarrhée - en raison de la perte de liquide et d'autres troubles intestinaux, conduisant à une sélection accrue pour la tolérance au lactose. Les auteurs appellent cela le «mécanisme chronique», qui prédit que les pressions de sélection auraient augmenté avec une plus grande exposition aux agents pathogènes.