Le début de l'Âge du Bronze en Europe est caractérisé par des changements sociaux profonds qui résultèrent en une centralisation politique forte, augmentant les inégalités et les évolutions démographiques. Ces changements sont frappants dans certaines régions comme l'Europe Centrale, la Bretagne, le sud de l'Angleterre et le sud-est de la péninsule Ibérique. Les récentes études de paléo-génétique suggèrent que ces changements sont liés à l'expansion vers l'ouest de l'ascendance issue des steppes et à la réduction de la diversité des lignages masculins dans la plupart de l'Europe suivant un processus qui a débuté au début du troisième millénaire av. JC. Dans ce contexte, l'augmentation de la violence et de la coercition sociale a pu joué un rôle dans les nouvelles relations sociales. Cependant le rôle et la nature des mouvements de populations (violents ou pacifiques) restent sujets aux débats. D'autres facteurs comme l'économie, les changements climatiques ou les maladies infectieuses ont pu jouer un rôle dans ces changements socio-économiques et cette transformation génétique. De plus la magnitude de ces changements n'est pas la même d'une région à l'autre.

Le complexe archéologique d'El Argar dans le sud-est de l'Espagne fournit un cas d'étude intéressant dans ce contexte du début de l'Âge du Bronze Européen. Cette société s'est développée en trois phases entre 2200 et 1500 av. JC. couvrant environ 35.000 km2 à son apogée. Les restes archéologiques incluent des habitats de hauteur densément peuplés et couvrant jusqu'à cinq hectares. Ces habitats sont organisés et gérés de manière hiérarchiques avec l'existence de bâtiments publics sièges des décisions politiques et des structures pour l'acheminement de l'eau. De plus des stockages à grande échelle des céréales, un système d'irrigation, des poteries spécialisées, une production métallurgique sont trouvés à cette époque dans la région.

Vanessa Villalba‑Mouco et ses collègues viennent de publier un papier intitulé: Kinship practices in the early state El Argar society from Bronze Age Iberia. Ils ont séquencé le génome de 68 individus de la société d'El Argar appartenant aux phases 2 et 3, sur le site de La Almoloya pour étudier leurs relations familiales. Ces données ont été ajoutées à d'autres génomes obtenus sur d'autres sites Argariques comme La Bastida ou Lorca:

2023_Villalba‑Mouco_Figure1.jpg, janv. 2023

Les auteurs ont ainsi mis en évidence 13 relations au premier degré et 10 au second degré impliquant 34 individus de La Almoloya. Ils ont également reconstruit sept arbres généalogiques dont le plus important remonte sur cinq générations.

Les sépultures doubles sont un trait caractéristique de la société d'El Argar. A La Almoloya, 48 des 126 individus sont inhumés dans des sépultures doubles. La majorité d'entre elles incluent deux adultes. Les auteurs ont récupéré le génome pour vingt individus appartenant à 10 sépultures doubles. Pour ces dix cas, la sépulture comprend un individu mâle et un individu femelle non reliés familialement. Les résultats de datation au carbone 14 indiquent que ces individus peuvent être contemporains dans tous les cas. La diversité mitochondriale est importante pour ces dix sépultures, ce qui excluent des relations maternelles entre elles. Trois de ces dix couples possèdent des enfants identifiés dans cette étude:

2023_Villalba‑Mouco_Figure2A.jpg, janv. 2023

Un exemple frappant est la sépulture double numéro 38, de haut statut social retrouvée dans le grand bâtiment public. La femme possède un rare diadème en argent. Le contexte funéraire nous apprend que l'homme est décédé en premier juste avant la femme. Ce couple a une fille dans la double sépulture numéro 30, âgée entre 14 à 17 mois à son décès:

2023_Villalba‑Mouco_Figure2B.jpg, janv. 2023

Un autre exemple est la sépulture double numéro 80 dont le couple possède un fils enterré dans la sépulture double 42. Les parents ont une sépulture avec un riche mobilier funéraire alors que le fils est enterré sans mobilier. Cette sépulture double inclue également un troisième crâne dont l'individu est relié au troisième degré avec le couple. De plus ce dernier individu est relié au premier degré avec une fillette décédée à l'âge de 18 à 20 mois enterrée dans la sépulture 28 proche. La sépulture double 22 représente un autre exemple de couple possédant un enfant enterré dans la sépulture 16:

2023_Villalba‑Mouco_Figure3B.jpg, janv. 2023

Globalement les hommes et les femmes issus de sépultures doubles ne sont pas reliés entre eux génétiquement, mais sont impliqués dans toutes les relations au premier ou au second degré sur le site de La Almoloya suggérant que les sépultures doubles de la société d'El Argar avaient un rôle social majeur.

Trois sépultures doubles impliquent un adulte et un enfant. La sépulture 21 contient les restes d'une femme de 30 à 35 ans et d'un nouveau né féminin. L'analyse de la tombe indique que ces deux inhumations ont été faites en même temps. De plus l'analyse génétique montre que la femme est la mère de ce bébé, suggérant la mort de la mère et du bébé au moment de l'accouchement ou peu de temps après. De manière similaire, la sépulture 85 contient les restes d'un autre nouveau né féminin placé dans les bras d'une femme. Malheureusement les auteurs n'ont pas pu obtenir le génome de la femme adulte. Sur un autre site de la société d'El Argar, à La Bastida une autre sépulture double contient les restes d'un homme de 25 à 30 ans et d'un nouveau né masculin. Les tests génétiques ont montré que ces deux individus n'étaient pas reliés génétiquement. Il est cependant possible que cette sépulture double contenait les restes d'un père et de son fils sans que l'adulte soit le père biologique de l'enfant.

Une sépulture double numéro 30 de La Almoloya contient les restes de deux enfants: un bébé de sexe féminin de 14 à 17 mois et une fillette de 8 à 9 ans. Ces deux enfants sont des demi-sœurs du côté de leur même père qui est l'homme contenu dans la sépulture de haut statut social numéro 38. La femme de cette sépulture 38 est la mère d'un seul des deux enfants de la sépulture 30. Les preuves archéologiques ne permettes pas de savoir si les deux mères de ces deux fillettes vivaient en même temps. Il n'est donc possible de savoir si nous sommes en présence d'un cas de polygamie ou de deux cas successifs de monogamie. Sur le site de La Bastida, il y a également une sépulture double contenant les restes d'un frère et de sa sœur âgés tous les deux de 9 à 11 mois au moment de leur mort. A La Almoloya, il y a également l'exemple de deux frères enterrés dans deux sépultures différentes mais proches l'une de l'autre. En général, les sépultures doubles contenant au moins un enfant incluent deux individus reliés génétiquement.

Les auteurs ont également mis en évidence des relations familiales entre des individus situés dans des tombes individuelles. Ils ont ainsi remarqué que les individus reliés au premier degré sont toujours enterrés dans des sépultures situées à moins de 5 m l'une de l'autre. A l'inverse les individus reliés au second degré sont enterrés dans des tombes situées à une distance comprise entre 19 et 32m l'une de l'autre.

Les arbres généalogiques établis à La Almoloya montrent que tous les liens familiaux se font du côté paternel. Dans un cas ce lien paternel remonte sur cinq générations. De plus aucun homme adulte n'a de fille ou de frère ou sœur adulte enterré sur le même site. Aucune femme adulte n'a de relation au premier ou au second degré. Enfin tous les individus mâles séquencés dans cette étude appartiennent à l'haplogroupe du chromosome Y: R1b-Z195. Enfin une femme de La Almoloya est proche familialement (premier ou second degré) d'une femme âgée de 40 à 50 ans enterrée sur le site Argarique de Lorca situé à environ 50 km de La Almoloya. Tous ces résultats suggèrent une société patrilocale associée à une exogamie féminine, dans laquelle les jeunes femmes bougent pour aller habiter dans l'habitat de leur époux. Ces unions pourraient représenter des alliances entre les différents sites Argariques.

L'étude des doubles tombes de La Almoloya montre que dans 13 cas, l'homme est inhumé le premier et dans six cas la femme est inhumée la première. Ainsi ce n'est pas toujours la femme qui rejoint son époux dans la tombe; c'est parfois l'inverse. Vu l'importance des doubles tombes, il est probable que la société Argarique était essentiellement monogame.