Les causes, les effets et les mécanismes de transition des chasseurs-cueilleurs vers les premiers fermiers en Eurasie de l'Ouest sont des problèmes clef dans la compréhension du développement des hommes modernes, notamment dans la formation des sociétés socialement plus complexes. Jusqu'ici le rôle de l'Anatolie dans l'émergence du Néolithique au Proche-Orient, puis en Europe est resté peu clair. Les preuves archéologiques montrent que le Néolithique en Anatolie s'étend sur 3500 ans entre 9500 et 6000 av. JC. Les pratiques d'agriculture et d'élevage se sont d'abord établies dans le croissant fertile au 10ème et 9ème millénaire av. JC avant d'arriver en Anatolie Centrale vers 8300 av. JC. Entre 8300 et 6600 av. JC., le Néolithique s'est diffusé vers l'Ouest atteignant les côtes Égéennes et le Nord-Ouest de l'Anatolie avant 6600 av. JC.

Gülşah Merve Kılınç et ses collègues viennent de publier un papier intitulé: The Demographic Development of the First Farmers in Anatolia. Ils ont analysé le génome de neuf individus issus des sites archéologiques de Boncuklu et Tepecik-Çiftlik situés en Anatolie Centrale et datés entre 8300 et 5800 av. JC.
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Boncuklu est le site le plus précoce de cette étude. C'est un habitat daté entre 8300 et 7500 av. JC correspondant à la culture du Néolithique Acéramique. Les fouilles suggèrent que la communauté de Boncuklu était constituée de chasseurs-cueilleurs locaux qui ont adopté les pratiques d'agriculture et d'élevage à côté de pratiques traditionnelles de chasse et de cueillette. Tepecik-Çiftlik est un village daté entre 7500 et 5800 av. JC. correspondant à la transition entre Néolthique Acéramique et Néolithique à Poteries.

Les auteurs ont déterminé le sexe et les haplogroupes mitochondriaux de ces neufs individus:
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Parmi les quatre individus de Boncuklu, il y a deux hommes et deux femmes et parmi les cinq individus de Tepecik-Çiftlik, il y a trois hommes et deux femmes. Deux individus de Boncuklu et deux individus de Tepecik-Çiftlik appartiennent à l'haplogroupe mitochondrial N1a qui est un marqueur spécifique du Néolithique Danubien. Un individu de Boncuklu et deux individus de Tepecik-Çiftlik sont de l'haplogroupe K1a qui est un marqueur spécifique du Néolithique Européen. Un individu de Tepecik-Çiftli est de l'haplogroupe N1b et un individu de Boncuklu est de l'haplogroupe U3. Ce dernier haplogroupe est observé également sur le site de Barcın de la fin du Néolithique au Nord-Ouest de l'Anatolie et chez les premiers fermiers Européens. Par contre U3 n'a pas été observé chez les populations de chasseurs-cueilleurs Eurasiens.

Les auteurs ont ensuite comparé le génome des individus anciens d'Anatolie Centrale avec celui des individus anciens préalablement déterminés en Eurasie de l'Ouest en réalisant une Analyse en Composantes Principales. Les résultats ont été superposés avec celui des génomes des populations contemporaines d'Eurasie de l'Ouest:
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Tous les individus anciens d'Anatolie Centrale se situent dans la variation des Populations actuelles d'Europe du Sud (groupe jaune dans la figure ci-dessus). Ces résultats sont confirmés par la statistique f3. Parmi les anciens individus, les fermiers d'Anatolie Centrale se regroupent avec ceux d'Anatolie du Nord-Ouest et ceux d'Europe. Par contre ils sont séparés des chasseurs-cueilleurs de l'Ouest ou de l'Est de l'Europe, ainsi que de ceux du Caucase. Ces résultats sont confirmés par la statistique D. De manière intéressante, les fermiers d'Anatolie se regroupent en fonction de leurs datations respectives. Ainsi les individus de Boncuklu du début du Néolithique, se regroupent étroitement entre eux, impliquant une faible diversité génétique de cette population. A l'inverse les individus de Tepecik-Çiftlik appartenant à une phase plus récente, se situent dans une zone périphérique et montrent une plus grande diversité génétique.

Les auteurs ont ensuite déterminé la diversité génétique des anciennes populations d'Eurasie:
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La population de Boncuklu montre ainsi une très faible diversité, équivalente à celle des chasseurs-cueilleurs d'Europe.

Les auteurs ont ensuite étudié la longueur des segments d'homozygosité qui est un indicateur de taille effective des populations influencée par l'isolation géographique et le goulot génétique:
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L'individu de Boncuklu se situe juste en-dessous du chasseur-cueilleur d'Europe Centrale de Loschbour, mais au-dessus de l'individu de Barcin de la fin du Néolithique d'Anatolie du Nord-Ouest et du premier fermier d'Europe Centrale. Ces résultats confirment une petite population ancestrale à Boncuklu.

Les auteurs ont ensuite effectué une analyse avec le logiciel ADMIXTURE. Le schéma ci-dessous a été obtenu avec un paramètre K=10:
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Dans la figure ci-dessus, les fermiers d'Anatolie et d'Europe sont constitués de deux ascendances. Une composante du Nord (en orange) associée aux chasseurs-cueilleurs de l'Ouest et que l'on retrouve en plus forte proportion dans les populations actuelles du Nord de l'Europe, et une composante du Sud (en gris) que l'on trouve dans les populations actuelles du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord. De manière intéressante, les individus de Boncuklu possèdent la plus faible proportion d'ascendance du Sud parmi les fermiers Anatoliens. Ce résultat suggère un flux génétique comportant cette ascendance chez les fermiers de la fin du Néolithique en Anatolie. De plus la statisitique D montre qu'un individu de Tepecik-Çiftlik possède plus d'affinité génétique avec les chasseurs-cueilleurs du Caucase. Une analyse avec le logiciel TreeMix confirme ce dernier résultat. Tous ces résultats montrent ainsi une certaine complexité des mélanges génétiques tout au long du Néolithique Anatolien.

Les auteurs ont également montré qu'il y a une forte affinité génétique entre l'individu de Kumtepe dans le Nord-Ouest de l'Anatolie, l'homme de glace du Tyrol (Ötzi) et les trois individus de la culture de Remedello du Chalcolithique dans le Nord de l'Italie. Ainsi ces individus partagent plus d'allèles du groupe des chasseurs-cueilleurs du Caucase que toutes les autres populations Néolithiques. De plus les individus de Tepecik-Çiftlik sont plus proches de l'individu de Kumtepe, de l'homme de glace et des individus de la culture de Remedello que toute autre population Néolithique d'Anatolie ou d'Europe. Ces résultats suggèrent un flux de gène en provenance de l'Est à Kumtepe et ensuite dans le Chalcolithique Européen.

En conclusion, cette étude montre que le Néolithique est apparu en Anatolie Centrale dans une population locale de chasseurs-cueilleurs avant de se diffuser vers l'Ouest en Anatolie du Nord-Ouest, puis en Europe. Plus tard, les populations d'Anatolie de Barcin et de Tepecik-Çiftlik ont une subsistance Néolithique bien établie, mais sont également plus génétiquement diversifiés suite à des flux de gènes en provenance de plusieurs directions (Est ou Sud). Enfin, à la fin du Néolithique, un flux de gènes en provenance de l'Est atteint l'Anatolie Centrale, l'Anatolie du Nord-Ouest et l'Europe.