Il est maintenant admis que la transition Néolithique en Europe est associée à la venue de migrants venus d'Anatolie ou de la région Égéenne aux 7ème et 6ème millénaires av. JC., accompagnée de faibles mélanges génétiques avec les populations locales de chasseurs-cueilleurs. Ces fermiers ont apporté avec eux tout un package Néolithique composé de plantes et animaux domestiques, de nouveaux modes de production et des activités symboliques centrées sur de petites communautés villageoises.

Si en moyenne la contribution des chasseurs-cueilleurs locaux à la composition génétique de ces premières populations est restée faible entre 2 et 9%, les processus d'interaction entre ces deux populations au niveau régional restent encore obscurs. Ainsi en Allemagne sur le site archéologique de la grotte de Blätterhöhle, ces deux populations de fermiers et de chasseurs-cueilleurs ont vécu l'une à côté de l'autre pendant près de 2000 ans sans modification significative de leur stratégie de subsistance respective.

Le village de Lepenski Vir situé dans les gorges du Danube a depuis longtemps été vu comme une exception car supposé avoir été construit par la population locale Mésolithique. Ce site archéologique a d'abord été utilisé comme lieu de sépultures entre 9700 et 7300 av. JC. par la population Mésolithique locale. Ensuite les premières maisons de forme trapézoïdale apparaissent vers 6200 av. JC. Leur superficie varie de 2 à 54 m2. Cette phase correspond à l'arrivée de l'agriculture dans le centre des Balkans. Les premiers animaux domestiques en dehors du chien apparaissent seulement vers 5900 av. JC. dans un contexte d'abandon des maisons trapézoïdales. Situé sur les pentes des monts Koršo, ce village n'a probablement jamais utilisé l'agriculture à grande échelle. Seule l'agriculture à petite échelle était possible à quelques kilomètres du site.

Maxime Brami et ses collègues viennent de publier un papier intitulé: Was the Fishing Village of Lepenski Vir Built by Europe’s First Farmers?. Ils ont réanalysé le contexte de sépulture de 34 anciens individus du site de Lepenski Vir dont l'ADN autosomal ou mitochondrial est connu. Ces résultats ont été comparés à ceux obtenus sur d'autres sites des Portes de Fer des gorges du Danube incluant ainsi 96 anciens individus de la région:

2022_Brami_Figure1.png, nov. 2022

Les auteurs ont réalisé une Analyse en Composantes Principales. Dans la figure ci-dessous la population Mésolithique des Portes de Fer (symboles noirs) est localisée proche des chasseurs-cueilleurs de l'ouest (WHG) (symboles bleu et marron):

2022_Brami_Figure2A.jpg, nov. 2022

Les deux individus de Lepenski Vir de la phase Mésolithique entre 9700 et 7300 av. JC (LV68 et LV126 encadrés de rouge) se regroupent avec la population Mésolithique des Portes de Fer.

L'analyse avec le logiciel ADMIXTURE confirme que ces deux individus possèdent 100% d'ascendance chasseur-cueilleur:

2022_Brami_Figure2B.jpg, nov. 2022

Ainsi avant l'arrivée de l'agriculture en Europe le réseau de reproduction des chasseurs-cueilleurs du centre des Balkans est bien séparé du réseau de reproduction du bassin Égéen bien que quelques individus chasseurs-cueilleurs des sites de Schela Cladovei et Hajdučka Vodenica des Portes de Fer possèdent un peu d'ascendance issue du bassin Égéen comme le montre la figure ci-dessus. Ces résultats sont supportés également par les haplogroupes mitochondriaux de quelques chasseurs-cueilleurs K1 et H typiques du Mésolithique du bassin Égéen. Cependant ces traces restent très faibles.

Les individus de Lepenski Vir datés de la transition Mésolithique/Néolithique montrent un processus de mélange génétique entre ces deux populations. Les six individus de Lepenski Vir qui possèdent 100% d'ascendance des fermiers d'Anatolie ou du bassin Égéen sont trois hommes ou adolescents, un enfant et deux femmes suggérant l'arrivée de familles entières de fermiers sur le site.

Au moins deux individus d'origine fermier à 100% (LV54e et LV61) sont enterrés dans une des maisons trapézoïdales (65 et 40) en tant que sépulture primaire.

Durant la phase de transition, de nouveaux haplogroupes mitochondriaux apparaissent: J, X, T et N1a, alors que les précédents U5 et H sont toujours présents. Enfin la présence de l'haplogroupe du chromosome Y: R1b déjà présent au Mésolithique montre également que des hommes chasseurs-cueilleurs ont participé au processus de mélange génétique.

Un des individus de la phase de transition (LV27d) possède 75% d'ascendance chasseur-cueilleur sur les autosomes et 100% d'ascendance chasseur-cueilleur sur le chromosome X. Il a également l'haplogroupe mitochondrial U5. Ces résultats suggèrent que cet individu possède trois grands-parents chasseur-cueilleur et un grand-parent fermier.

A la fin de l'occupation du site, l'haplogroupe mitochondrial U5 disparaît. Les deux individus de cette période sont à 100% d'ascendance fermier.

Les auteurs ont ensuite étudié la répartition spatiale de ces anciens individus à chacune des phases d'occupation. De manière intéressante, les individus de la phase de transition possédant tout ou partie d'ascendance chasseur-cueilleur sont enterrés à l'arrière du village dans des fosses regroupant plusieurs inhumations, alors que les individus possédant 100% d'ascendance fermier sont enterrés dans les habitations en sépulture individuelle:

2022_Brami_Figure3.jpg, nov. 2022

De plus l'haplogroupe mitochondrial U5 se retrouve principalement dans ces fosses à sépultures multiples.

D'autre part, les analyses isotopiques précédentes montrent que les individus enterrés dans les fosses à sépultures multiples consommaient essentiellement une nourriture aquatique alors que ceux enterrés dans les maisons avaient une nourriture mixte terrestre et aquatique:

2022_Brami_Figure4.jpg, nov. 2022

En conclusion, les résultats de cette étude suggèrent que le village de Lepenski Vir a été fondé par une population de fermiers migrants sur un site préalablement occupé par une population de chasseurs-cueilleurs. Ces nouveaux arrivants se sont mélangés génétiquement avec la population locale.

L'hypothèse d'un village de chasseurs-cueilleurs qui a acquis de lui-même le mode de vie agricole n'est plus envisageable sur ce site archéologique. A l'inverse, ce site met en lumière la forte adaptation des sociétés de fermiers au milieu dans lequel elles se sont installées.