Le campaniforme de la région de l'estuaire du Tage au Portugal est particulièrement important du fait de ses estimations de son âge très précoce par rapport au campaniforme européen. João Luís Cardoso vient de publier un papier intitulé: Absolute chronology of the Beaker phenomenon North of the Tagus estuary: demographic and social implications. Cette étude semble indiquer que le campaniforme portugais quoique le plus précoce d'Europe semble intrusif dans la culture Chalcolithique locale.

Le modèle jusqu'ici établi pour le campaniforme de cette région est constitué de trois phases temporelles. La première voit l'apparition de la poterie de style international composé de gobelets de type maritime décorés de bandes horizontales constituées de hachures obliques alternées. Le décor est fait d'impressions pointillées. Cette vaisselle est retrouvée principalement dans des sites de hauteurs, et est associée à la vaisselle de type feuilles d'acacia représentative du chalcolithique local. Dans ce modèle, cette première phase est suivie d'une seconde phase caractérisée par un métissage des styles décoratifs: le décor maritime pointillé se mélange avec les techniques du chalcolithique local pour obtenir le style dit de Palmela caractérisé notamment par des bols dont les bords ont un décor particulièrement élaboré. Enfin une dernière phase chronologique du campaniforme local voit la prédominance des décors incisés retrouvés principalement dans des sites domestiques qui sont probablement des petites fermes familiales. Selon ce modèle, le campaniforme correspond à la dernière phase du chalcolithique portugais et précède le Bronze Ancien. Durant le campaniforme les sites fortifiés du chalcolithique ancien, sont progressivement abandonnés pour une occupation plus dispersée dans des sites ouverts propices à l'agriculture et l'élevage.

Cependant ce modèle bien que robuste en apparence, a été mis à mal par la publication récente des premières datations radiocarbones issues de contextes campaniformes. En effet, les datations obtenues sur le site fortifié de Leceia dans une hutte de pierre nommée FM, située en dehors des fortifications, font apparaître le campaniforme dès le second quart du troisième millénaire av. JC. De plus cette hutte qui ne contient que des poteries campaniformes donne la possibilité d'associer le phénomène campaniforme à une population indépendante du chalcolithique portugais. Il y a donc la coexistence de deux populations contemporaines distinctes dans le même espace sur le site de Leceia. Cette étude rassemble les données archéologiques de la région obtenues durant la dernière décade:
2014 Cardoso Figure 1

L'exemple de la hutte FM de Leceia détruit de plus le modèle temporelle jusqu'ici admis puisque l'on retrouve tous les styles campaniformes (international, Palmela et incisé) mélangés dans la même couche stratigraphique d'une structure qui a eu forcément une courte durée de vie. La conclusion est donc que les styles campaniformes n'ont pas de signification chronologique.

Leceia

Les fouilles archéologiques du site fortifié de Leceia ont mis à jour des vestiges campaniformes à l'intérieur des murs de fortification et dans deux huttes situées à l’extérieur des mur d'enceinte:
2014 Cardoso Figure 2

Vers 2600 ou 2500 av. JC, le site fortifié était déjà en déclin. Cette période correspond à la transition entre le Chalcolithique Ancien caractérisé par de la poterie cannelée et le Chalcolithique Moyen. Les occupants situés à l'intérieur de l'enceinte, voient alors l'apparition d'un important influx de poteries campaniformes de style maritime. Cette poterie est associée à de la vaisselle de style feuilles d'acacia. Ces deux traditions ont donc coexisté. La poterie campaniforme pointillée est alors beaucoup plus nombreuse que la poterie incisée (34 tessons contre 5). Les datations radiocarbones indiquent un début de la phase campaniforme au troisième quart du troisième millénaire av. JC, et une fin au dernier quart de ce même millénaire:
2014_Cardoso_Figure3.jpeg

Deux huttes de plan ellipsoïde ont été identifiées en dehors des fortifications. Dans ces huttes toute la poterie retrouvée est exclusivement campaniforme. On ne retrouve pas de céramique cannelée ou à décor de feuilles d'acacia représentative du Chalcolithique local. La hutte FM a pu abriter une cellule familiale. Elle a été construite sur un habitat du néolithique final daté de la seconde moitié du quatrième millénaire av. JC. La poterie retouvée est partagée entre des décors pointillés (69 fragments) et des décors incisés (39 fragments). De nouvelles datations radiocarbones ont été réalisées et confirment l'ancienneté de la hutte FM au second quart du troisième millénaire av. JC avant donc le campaniforme situé à l'intérieur des fortifications.

La hutte EN a également un plan ellipsoïde, mais elle est plus petite que la hutte FM avec une dimension de ses axes de 4m et 2m. Elle a été recouverte par des pierres issues de l'écroulement du mur de fortification. Dans cette hutte la décoration incisée est plus fréquente que la pointillée. Il n'y a pas non plus de décor de style maritime. Les datations radiocarbones indiquent une habitation au troisième quart du troisième millénaire av. JC, contemporaine de celle de l'intérieur des fortifications.

Monte do Castelo

Un petit groupe de céramique campaniforme a été recueilli à la surface du sol, sur la rive droite de la rivière Barcarena, 700 m au sud du site de Leceia. Cela suggère un habitat isolé. L'ensemble de la poterie est décoré avec des incisions, et 5 tessons sont de style maritime:
2014_Cardoso_Figure4.jpeg

Les datations radiocarbones indiquent la fin du second quart du troisième millénaire av. JC.

Freiria

C'est une habitation ouverte localisée près d'un ruisseau, avec différentes structures de combustions et plusieurs huttes. Elle est construite directement sur le sol rocheux. Les fouilles ont donné une abondante céramique campaniforme. Les datations conduisent à des valeurs comprises entre le dernier quart du troisième millénaire av. JC et le début du second millénaire av. JC. Les décors de la céramique sont incisés avec des tessons de style maritime. Le style de Palmela est très rare sur cet habitat:
2014 Cardoso Figure 5

Grotte de Ponte da Lage

Cette grotte est localisée sur la rive gauche de la rivière Lage. Du matériel campaniforme a été retrouvé au 19ème siècle en contexte funéraire avec des restes pré-campaniformes et du Bronze Ancien. Le mobilier campaniforme consiste en un poignard en cuivre, d'autres pièces métalliques et une abondante céramique dominée par le décor incisé. Ce site a été récemment daté du troisième quart du troisième millénaire av. JC.
2014 Cardoso Figure 6

Penha Verde

Cet habitat est situé en hauteur dans les monts Sintra. Un mur et deux huttes de plan circulaire ont été identifiés. Une des deux huttes est associée avec du matériel campaniforme dans un fossé situé en dehors de la structure, et un pavement sur le sol à l’intérieur de la structure. La céramique campaniforme est associée à de la céramique à décor de feuilles d'acacia. La céramique campaniforme est à majorité de style international pointillé. Les 6 dates radiocarbones obtenues suggèrent une habitation qui s'étale sur l'ensemble de la seconde moitié du troisième millénaire av. JC. Si la majorité de la céramique campaniforme est pointillée la dernière phase d'habitation semble être reliée à de la céramique incisée, notamment des bols de Palmela.
2014 Cardoso Figure 8

Moita da Ladra

L'habitat fortifié est localisé en haut d'une cheminée basaltique surplombant l'estuaire du Tage. Des vestiges de métallurgie ont été retrouvés. La céramique campaniforme de style majoritairement maritime pointillé, avec un seul tesson incisé, est associée à de la céramique à décors de feuilles d'acacia. Les datations radiocarbones donnent un âge situé au dernier quart du troisième millénaire av. JC.
2014 Cardoso Figure 10

Grotte de Verdelha dos Ruivos.

44 sépultures campaniformes ont été retrouvées sur 4 niveau de cette petite grotte. La majorité des corps sont déposés en décubitus latéral, et recouverts d'une dalle. La céramique est dominée par le style incisé, notamment sur des bols de Palmela. Les datations radiocarbones situent cette occupation funéraire au second quart et au début de la seconde moitié du troisième millénaire av. JC,
2014 Cardoso Figure 11

Discussion

  • La céramique incisée est dominante sur les sites de Leceia dans la hutte EN, de Freiria, et de la grotte de Ponte da Lage, datés de la seconde moitié du troisième millénaire av. JC et au début du second millénaire av. JC. Les exceptions sont la grotte de Verdelha dos Ruivos et le site de Monte do Castelo qui correspondent au second quart et au milieu du troisième millénaire av. JC, Cette conclusion contredit le modèle en trois phases qui inscrit le style incisé à la fin de la période campaniforme.
  • La céramique maritime pointillé est associée aux sites fortifiés de Leceia à l'intérieur de l'enceinte, de Moita da Ladra, et de Penha Verde. Elle est associée à la céramique à décor de feuilles d'acacia. Ces deux derniers sites confirment la continuité de l'usage de fortification par les campaniformes, dans la seconde moitié du troisième millénaire av. JC.
  • Il est claire que les deux principaux types de céramique campaniforme (pointillé et incisé) ont coexisté à la fois dans l'espace et dans le temps. La différence vient du type d'habitat puisque le style pointillé se retrouve principalement dans les fortifications alors que le type incisé se retrouve dans les petites structures familiales en zone ouverte. Il est tentant d'associer ces deux types de céramique à des classes sociales différentes. La classe supérieure habitait dans les fortifications et fabriquait de la céramique pointillée alors que la classe inférieure habitait dans des petites fermes et fabriquait de la céramique incisée. C'est probablement la classe supérieure qui est associée aux poignard en cuivre, aux pointes de Palmela et aux objets en or.
  • L'antiquité de la céramique campaniforme de la hutte FM de Leceia est un des plus importants aspect de cette étude. Au Portugal d'autres dates sont en accord avec cette précocité. Ainsi une occupation campaniforme située à Porto Torrão dans le nord du Portugal, correspond à une date comprise entre 2823 et 2658 av. JC. Ce site est associé quasiment exclusivement à de la céramique maritime pointillée. Un autre site à Crasto de Palheiros est associé à de la céramique variée: maritime, pointillé géométrique, incisé. Il est daté entre 2861 et 2466 av. JC. De plus une sépulture située à Baião confirment la contemporanéité des différents styles de céramiques. On y a trouvé des tessons campaniformes de style maritime pointillé, du style pointillé géométrique, du style incisé, un bol de Palmela à décor pointillé, ainsi que 7 objets en cuivre: deux poignards et 5 pointes de Palmela. Finalement, au nord-est de la péninsule ibérique, à Buraco da Pala, des dates précoces ont été obtenues en contexte campaniforme, entre 2888 et 2348 av. JC.

Conclusions

  • Les premières productions campaniformes dans l'estuaire du Tage ont coexisté avec peu d'interaction avec les populations du Chalcolithique local qui vivaient dans les sites fortifiés et utilisaient de la céramique cannelée. Cependant, dans d'autres cas, la coexistence de ces deux populations s'est traduite par une interaction plus importante comme à Zambujal par exemple. Cette interaction a continué durant tout le troisième millénaire av. JC.
  • Durant la seconde moitié du troisième millénaire av. JC, la céramique fine de type maritime ou pointillé géométrique se retrouve dans les sites fortifiés où vivait la classe supérieure. La céramique incisée de moindre qualité se retrouve dans des petits habitats ouverts vers les terres où vivait une population d'agriculteurs et de pasteurs.
  • La complexité du phénomène campaniforme dans la région du Tage ne correspond pas bien au modèle classique de trois phases successives caractérisées par leur type de poterie. De plus, sa précocité a des parallèles au sud et au nord du Portugal, ainsi qu'en Espagne.
  • Si la société campaniforme est scindée en deux composantes (classes supérieure et inférieure), il s'agit néanmoins d'une culture unique qui coexiste avec une autre culture du Chalcolithique local. Ainsi certains sites comme Penedo de Lexim ou Outeiro Redondo présentent une absence complète de mobilier campaniforme.
  • La chronologie absolue des premiers campaniformes dans la région du Tage est maintenant bien établie autour de 2700 ou 2600 av. JC, avant la transition du Chalcolithique Ancien (céramique cannelée) au Chalcolithique Moyen (céramique à décor de feuilles d'acacia) datée entre 2600 et 2500 av. JC. La culture campaniforme semble donc complètement indépendante de la culture Chalcolithique locale. Ces deux entités évoluent parallèlement dans la région, et il n'est plus possible d'associer le campaniforme avec le Chalcolithique récent de la région.